Action en nullité : l’appréciation des motifs relatifs de nullité par l’INPI

22/04/22
Action en nullité : l’appréciation des motifs relatifs de nullité par l’INPI

Nullité relative

 

Le 1er avril 2022 marque le deuxième anniversaire de l’entrée en vigueur des nouvelles procédures contentieuses devant l’INPI en droit des marques : actions en nullité, actions en déchéance, oppositions ouvertes à de nouveaux types de droits antérieurs… C’est l’occasion de consacrer plusieurs articles à un bilan des questions nées du transfert d’une partie du contentieux français en droit des marques vers l’INPI.

 

1. L’élargissement des motifs relatifs de nullité

Le nouvel article L. 711-3 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI)[1] élargit les motifs relatifs de nullité d’une marque portant atteinte à des droits antérieurs ayant effet en France[2]. Cette liste non exhaustive fait notamment référence aux droits antérieurs suivants :

  • Une marque identique ou similaire désignant des produits ou des services identiques ou similaires, sous réserve de démontrer l’existence d’un risque de confusion dans l’esprit du public, incluant le risque d’association (marque française, marque de l’UE, marque internationale désignant la France ou l’UE, marque notoire ou demande de marque sur ces territoires) ;
  • Une marque jouissant d’une renommée en France ou dans l’UE lorsqu’elle est identique ou similaire à la marque postérieure et lorsque l’usage de la marque postérieure sans juste motif tirerait indûment profit de son caractère distinctif ou de sa renommée, ou leur porterait préjudice ;
  • Une dénomination ou une raison sociale (sous réserve de démontrer l’existence d’un risque de confusion dans l’esprit du public) ;
  • Un nom commercial, une enseigne ou un nom de domaine (à condition que sa portée ne soit pas seulement locale et qu’il existe un risque de confusion dans l’esprit du public) ;
  • Une indication géographique(enregistrée ou en cours d’homologation) ;
  • Des droits d’auteurs, des droits résultant d’un dessin ou modèle protégé, et un droit de la personnalité d’un tiers (notamment le nom de famille, le pseudonyme ou l’image) ;
  • Un nom, l’image ou la renommée d’une collectivité territoriale ou d’un établissement public de coopération intercommunale ; et
  • Le nom d’une entité publique (à condition qu’il existe un risque de confusion dans l’esprit du public).

Les nouveaux articles L. 716-2 II. et L. 716-5 I. du CPI organisent une compétence exclusive de l’INPI en matière de demandes en nullité de marques formées à titre principal, notamment lorsqu’elles sont fondées sur les motifs relatifs liés aux signes distinctifs et aux signes territoriaux susvisés (à l’exclusion donc des droits d’auteurs, des droits résultant d’un dessin ou modèle protégé et des droits de la personnalité qui restent de la compétence des tribunaux judiciaires).

 

Une demande en nullité fondée sur des motifs relatifs doit être présentée par les titulaires des droits antérieurs et n’est soumise à aucun délai de prescription[3].

 

2. Des critères stricts d’appréciation issus de la jurisprudence européenne et française

Parmi les motifs relatifs de nullité susvisés, les dernières décisions rendues par l’INPI portent essentiellement sur l’atteinte à une marque antérieure (i), mais également sur l’atteinte à une marque de renommée (ii) et sur l’atteinte à une dénomination sociale et/ou à un nom de domaine (iii).

2.1 L’atteinte à une marque antérieure

Les dernières décisions rendues par l’INPI en 2022 ont très majoritairement donné lieu à l’annulation au moins partielle des marques contestées[4].Ces décisions reprennent les principaux critères issus de la jurisprudence de l’UE. Elles adoptent une présentation structurée et didactique, à l’instar de l’EUIPO, afin d’apprécier successivement :

  • Le cas échéant, les preuves d’usage sérieux de la marque antérieure : la demande en nullité est en effet irrecevable lorsque la marque antérieure n’a pas fait l’objet d’un usage sérieux pendant deux périodes ininterrompues de cinq ans précédant d’une part, la demande en nullité et d’autre part, le dépôt de la marque contestée (exigence du « double usage »)[5]. A ce titre, l’INPI prend en considération l’ensemble des faits et circonstances propres à établir la réalité de l’exploitation commerciale de la marque antérieure (usages considérés comme justifiés dans le secteur économique concerné pour maintenir ou créer des parts de marché au profit des produits ou des services protégés par la marque, nature de ces produits ou de ces services, caractéristiques du marché, étendue et fréquence de l’usage de la marque)[6]. L’INPI apprécie ainsi à tour de rôle : la période de l’usage, le lieu de l’usage, l’usage par le titulaire ou avec son consentement, la nature et l’importance de l’usage, et l’usage pour les produits enregistrés et invoqués ;
  • L’existence d’un risque de confusion entre les produits et services: l’INPI tient compte de tous les facteurs pertinents qui caractérisent le rapport entre ces produits et services, en particulier, leur nature, leur destination, leur utilisation ainsi que leur caractère concurrent ou complémentaire[7] ;
  • L’existence d’un risque de confusion entre les signes: l’INPI se fonde sur l’impression d’ensemble produites par les signes, en tenant compte de leurs éléments distinctifs et dominants[8], et tient compte du fait que le consommateur moyen des produits et services en cause n’a que rarement la possibilité de procéder à une comparaison directe des différentes marques, mais doit se fier à l’image imparfaite qu’il a gardée en mémoire[9] ;
  • Le public pertinent: l’INPI prend en considération le fait que le niveau d’attention du consommateur moyen est susceptible de varier en fonction de la catégorie de produits et services en cause[10] ;
  • Le caractère distinctif de la marque antérieure: l’INPI retient un risque de confusion d’autant plus élevé que la marque antérieure possède un caractère distinctif important, soit intrinsèquement, soit en raison de sa connaissance par une partie significative du public concerné par les produits et services en cause[11].

 

2.2 L’atteinte à une marque de renommée

Le Directeur général de l’INPI a rendu plusieurs décisions d’annulation totale ou partielle de marques sur ce fondement (notamment les marques de renommée RICHARD MILLE, ELLE, TREK et PS5)[12], en appréciant les trois critères cumulatifs dégagés par la jurisprudence de l’UE en la matière[13] :

  • L’existence d’une renommée de la marque antérieure invoquée, ce qui implique qu’elle soit connue d’une partie significative du public concerné pour les produits ou services qu’elle désigne (prise en compte par l’INPI de la part de marché détenue par la marque, de l’intensité, de l’étendue géographique et de la durée de son usage, et de l’importance des investissements réalisées pour la promouvoir) ;
  • La comparaison des signes en cause et le lien qui existe entre eux dans l’esprit du public (prise en compte par l’INPI du degré de similitude entre les signes, de la nature des produits et des services, du public concerné, de l’intensité de la renommée de la marque antérieure, du degré de caractère distinctif intrinsèque ou acquis par l’usage de la marque antérieure et de l’existence d’un risque de confusion dans l’esprit du public) ; et
  • La démonstration de l’atteinte à la renommée de la marque antérieure (atteinte effective et actuelle ou risque sérieux qu’une telle atteinte se produise dans le futur, par exemple le risque de tirer indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque antérieure), et l’absence de juste motif pour utiliser la marque contestée.

 

2.3 L’atteinte à une dénomination sociale et/ou à un nom de domaine

Le nouvel article L. 716-2-1 du CPI précise qu’une demande en nullité peut être fondée sur plusieurs droits antérieurs (sous réserve de leur appartenance au même titulaire).

 

Le Directeur général de l’INPI a ainsi pu rejeter une demande en nullité de marque sur la base d’une dénomination sociale et d’un nom de domaine, faute pour le demandeur d’avoir établi l’exploitation réelle des droits invoqués à la date de dépôt de la marque contestée[14]. Cette décision illustre l’importance de fournir l’ensemble des informations obligatoires lors de l’introduction de la demande en nullité[15], notamment les indications permettant d’identifier le ou les droits antérieurs invoqués et de définir leur portée.

 

A l’instar de l’EUIPO[16], l’INPI a d’ailleurs publié en février 2022 ses propres « Directives relatives à la procédure en nullité et en déchéance » qui précisent pour chaque motif relatif de nullité quelles sont les indications propres à établir l’existence, la nature, l’origine et la portée des droits antérieurs invoqués[17] :

  • En cas d’atteinte à une dénomination sociale, le demandeur doit notamment fournir des pièces justifiant de son exploitation pour les activités invoquées à la date de dépôt de la marque contestée.[18] L’INPI s’appuie ici sur la jurisprudence de la Cour de cassation qui considère que la dénomination sociale ne bénéficie d’une protection que « pour les activités effectivement exercées par la société et non pour celles énumérées dans ses statuts»[19] ;
  • En cas d’atteinte à un nom de domaine, son seul enregistrement ne suffit pas et les pièces doivent établir qu’il est exploité en relation avec les activités invoquées sous la forme d’un site internet (exploitation effective du site)[20]. L’INPI s’appuie également sur la jurisprudence de la Cour de cassation qui considère que les pièces doivent démontrer que l’activité exercée sur le site internet est dirigée vers le public français et pas seulement accessible en France (critère de la destination), et ce, à partir d’un faisceau d’indices (emploi de la langue française, des prix en €, la livraison en France, une extension en .fr, etc.)[21]. Il faut aussi démontrer que le nom de domaine était utilisé à la date de dépôt de la marque contestée et n’a pas qu’une portée locale, conformément à la jurisprudence de la CJUE qui précise que les pièces fournies doivent prouver que le signe est utilisé « sur une partie importante du territoire» (dimension géographique : par exemple des factures adressées à des clients situés sur plusieurs points du territoire) et « d’une manière suffisamment significative dans la vie des affaires » (dimension économique : par exemple les chiffres de vente, le chiffre d’affaires, etc.[22]).

 

3. Une procédure accélérée et efficace

Cette nouvelle procédure semble permettre de favoriser les demandes en nullité de marques, conformément à l’objectif d’apurement des registres initié par l’ordonnance de 2019[23]. Alors que le nombre d’actions judiciaires en nullité devant les tribunaux restait relativement limité[24], il ressort en effet des statistiques rendues publiques par l’INPI en février 2022[25] qu’il a déjà été saisi, en seulement 2 ans, de près de 410 demandes en nullité (très majoritairement fondées sur des motifs relatifs).

 

Parmi les 400 décisions en nullité ou déchéance rendues depuis l’ouverture de cette nouvelle procédure, 32% sont des décisions au fond de nullité, 30% des décisions au fond de déchéance, 32% des décisions de clôture (défaut d’intérêt légitime, accord, retrait ou cessation des effets de la marque contestée) et 6% des décisions d’irrecevabilité (défaut de preuve d’usage, abus de droit, compétence exclusive et présentation de la demande).

 

Cette procédure présente plusieurs avantages par rapport à la voie judiciaire : la durée moyenne totale de la procédure pour les décisions statuant au fond est de 8,2 mois[26], la taxe appliquée par l’INPI est de 600 € majorée de 150 € par droit antérieur supplémentaire invoqué, et la procédure se déroule exclusivement en ligne (avec toutefois la possibilité de présenter après la phase écrite contradictoire des observations orales).

 

Des nullités ou déchéances sont prononcées dans 88% des décisions : la marque contestée a été totalement annulée dans 29% des cas (contre 34% pour la déchéance), partiellement annulée dans 12% des cas (contre 13% pour la déchéance), et la demande en nullité rejetée dans 11% des cas (contre seulement 1% pour la déchéance).

 

***

 

Il ressort des décisions rendues depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance que l’appréciation des motifs relatifs de nullité par l’INPI apparaît globalement similaire à celle des juridictions françaises et de l’EUIPO, confirmant ainsi la nécessité de remplir des conditions cumulatives strictes et de respecter un formalisme précis.

 

Si cette nouvelle procédure administrative en nullité présente l’avantage d’être plus rapide et moins onéreuse que les actions judiciaires, et de pouvoir être fondée sur de nouveaux droits antérieurs, il convient donc de rester particulièrement rigoureux sur l’articulation juridique de ses demandes, de justifier précisément des conditions d’exploitation concrètes des signes invoqués et d’anticiper la défense de ses marques en constituant des dossiers solides de preuves d’usage.

 

[1] Résultant de l’ordonnance n°2019-1169 du 13 novembre 2019 transposant la directive (UE) N° 2015/2436 du 16 décembre 2015.
[2] La demande en nullité peut être dirigée à l’encontre d’une marque française enregistrée ou d’une marque internationale désignant la France.
[3] Toutefois, le titulaire d’un droit antérieur qui a toléré l’usage qui a été fait de bonne foi de la marque postérieure pendant 5 années consécutives ne peut plus en demander la nullité.
[4] 73% d’annulation totale ou partielle pour les 11 décisions suivantes : INPI, 4 février 2022, LIGNOROC / LIGNO, NL 21-0012 (partiellement justifiée) ; INPI, 4 février 2022, ESSIE, NL 21-0133 (justifiée) ; INPI, 2 février 2022, MVEEPEE / VEEPEE, NL 21-0166 (justifiée) ; INPI, 1er février 2022, My Pure Novelty / mypure, NL 21-0160 (rejetée) ; INPI, 28 janvier 2022, LES BAINS DELI BIO / LES BAINS, NL 21-0165 (justifiée) ; INPI, 28 janvier 2022, DENUDE / D NU D, NL 21-0019 (justifiée) ; INPI, 24 janvier 2022, L’authentique / LOTHANTIQUE, NL 21-0146 (justifiée) ; INPI, 21 janvier 2022, C’EST MON DONUTS, NL 21-0127 (partiellement justifiée) ; INPI, 20 janvier 2022, RONDE DE NUIT / LA RONDE DE NUIT – PROTECTION – SECURITE, NL 21-0029 (rejetée) ; INPI, 11 janvier 2022, LOGINOV / LOCINOX, NL 21-0135 (rejetée) ; INPI, 4 janvier 2022, MARNIKAA / MARNI, NL 21-0096 (justifiée).
[5] Article L. 716-2-3 du CPI
[6] CJUE, 11 mars 2003, Ansul, C 40/01
[7] CJUE, 29 septembre 1998, Canon, C-39/97
[8] CJUE, 11 février 1997, Puma/Sabel, C-251/95
[9] CJUE, 22 juin 1999, Lloyd/Klijsen, C-342/97
[10] CJUE, 3 septembre 2009, Aceites del Sur-Coosur SA, C-498/07
[11] CJUE, 11 février 1997, Puma/Sabel, C-251/95 et CJUE, 29 septembre 1998, Canon, C-39/97.
[12] INPI, 22 décembre 2020, RICHARD MILLE, NL 20-0009 (recours en réformation rejeté par CA Paris, 11 février 2022, RG 21/05616) ; INPI, 13 janvier 2021, ELLE, NL 20-0037 ; INPI, 20 octobre 2021, TREK, NL 20-0120 ; INPI, 14 juin 2021, PS5, NL 20-0044.
[13] CJUE, 14 septembre 1999, General Motors, C-375/97 et CJUE, 27 novembre 2008, Intel Corporation Inc., C-252/07.
[14] INPI, 8 mars 2021, NL 20-0033, AUTHENTIK IMMO : cette décision a fait l’objet d’un recours en réformation (et non en annulation) permettant à la Cour d’appel de Nancy d’apprécier de nouvelles pièces et la conduisant à reconnaître (i) l’exploitation réelle des droits invoqués, (ii) la portée non seulement locale du nom de domaine, (iii) l’atteinte aux droits antérieurs ; et (iv) l’annulation partielle de la marque (CA Nancy, 13 décembre 2021, RG 21/00757).
[15] Article R. 716-1 du CPI et Article 4-1 1° de la décision du Directeur général de l’INPI n°2020-35 du 1er avril 2020.
[16] Partie D : Annulation des Directives relatives à l’examen des marques de l’Union Européenne.
[17] Directives relatives à la procédure en nullité et en déchéance publiées en février par l’INPI (page 14 à 20).
[18] Voir par exemple les récentes décisions de rejet : INPI, 26 janvier 2022, Château d’Origny, NL 21-0136 et INPI, 18 janvier 2022, Valorterre / Valoterre, NL 21-0004.
[19] Cass. Comm., 10 juillet 2012, Cœur de princesse, RG 08-12010
[20] Voir par exemple la récente décision de rejet : INPI, 13 janvier 2022, Go Kakapo / kakapo.paris, NL 21-0043
[21] Cass. com., 20 septembre 2011, eBay, RG 10-16.569
[22] CJUE, 19 avril 2018, Fiesta Hôtels, C-75/17
[23] Rapport au Président de la République relative à l’ordonnance 2019-1169 du 13 novembre 2019 relative aux marques de produits ou de services
[24] La nullité d’une marque est le plus souvent demandée à titre reconventionnel en réponse à une action en contrefaçon.
[25] Comité de suivi PI Marques – Dessins et modèles, INPI Professionnels de la PI, 4 février 2022
[26] A l’issue d’une phase contradictoire au cours de laquelle les parties sont amenées à échanger des observations écrites intervenant tous les deux mois, le Directeur général de l’INPI dispose d’un délai de 3 mois pour rendre une décision.
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