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Devoir de vigilance : à quels bouleversements s’attendre

Articles 17 janvier 2025
Droit européen RSE

Découvrez la tribune de Muriel Guillin-Modaine dans Actu-Environnement

 

A l’intersection de nombreux enjeux, la durabilité s’ancre depuis quelques années comme un sujet incontournable dans les débats politiques et économiques. Elle remanie les priorités des entreprises, des décideurs et des investisseurs.

Depuis plusieurs années, la durabilité s’impose comme une thématique incontournable dans les débats politiques et économiques. À l’intersection des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance, elle redessine les priorités des entreprises, des décideurs et des investisseurs. Même si un certain nombre de signes peuvent instiller un doute quant à l’avenir de cette tendance : en France, l’ex Premier ministre qui demande un moratoire sur la directive Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD)[1], encadrant le reporting extra-financier, qu’il perçoit comme contraignante pour les entreprises, en Allemagne, le chancelier Olaf Scholz qui milite pour une application minimaliste des obligations liées au à la directive Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D), [2]instaurant le devoir de vigilance européen, en Belgique, les appels à ralentir les réformes européennes qui se multiplient et aux États-Unis, le retour de Donald Trump à la présidence qui pourrait modifier les priorités politiques, reléguant la durabilité au second plan. Pourtant, l’année 2024 est une année charnière en matière de RSE notamment s’agissant du devoir de vigilance.

 

Jurisprudence sur le devoir de vigilance français : le calme avant la tempête ?

L’année 2024 a connu une accalmie singulière des actions fondées sur le devoir de vigilance puisque, pour la première fois depuis l’entrée en vigueur de la loi française sur le devoir de vigilance en 2017[3], aucune nouvelle action (mise en demeure ou assignation) n’a été enregistrée. Pour autant, cela ne marque pas selon nous la fin du devoir de vigilance à la française. Cette statistique vient, certes, confirmer la tendance de l’année 2023 où un ralentissement avait été observé après une augmentation constante des contentieux dans les années précédentes. Néanmoins, ce calme apparent pourrait bien être trompeur. Tout d’abord, parce que les conditions de mise en œuvre des procédures relatives au devoir de vigilance ont été simplifiées au cours de l’année 2024.

En effet, en janvier, une chambre dédiée aux contentieux émergents en charge des litiges sur le devoir de vigilance et la responsabilité écologique a été créée au sein de la cour d’appel de Paris et, en septembre, une chambre spécialisée pour connaître des contentieux relatifs au devoir de vigilance et à ceux assimilés a vu le jour au tribunal judiciaire de Paris. Par ailleurs, plusieurs jurisprudences majeures, notamment la décision concernant La Poste de décembre 2023 et trois arrêts de la cour d’appel de Paris en juin 2024, sont intervenues et constituent les premières décisions favorables aux demandeurs dans les contentieux fondés sur le devoir de vigilance.

  • En premier lieu, la décision La Poste[4] rendue le 5 décembre 2023 marque un tournant jurisprudentiel puisque, pour la première fois, les juges ont accédé au moins partiellement aux demandes formulées contre La Poste, notamment en enjoignant à celle-ci de compléter son plan de vigilance.
  • En second lieu, le 18 juin 2024, la chambre spécialisée de la cour d’appel de Paris a rendu ses trois premières décisions[5] sur des appels concernant TotalEnergies, EDF et Vigie groupe (anciennement SUEZ). Ces affaires portaient respectivement sur les émissions de gaz à effet de serre, des projets éoliens au Mexique et des activités au Chili. Dans ces trois cas, le tribunal judiciaire avait jugé irrecevables les actions engagées faute de mise en demeure conforme ou suffisante. La cour d’appel a profité de ces arrêts pour préciser la portée et le contenu de la mise en demeure prévue par l’article L. 225-102-4 II du code de commerce. Si elle a rappelé que cette mise en demeure est une condition préalable essentielle pour saisir le juge, elle a, contrairement à l’approche stricte des juges de première instance, écarté l’exigence d’adéquation parfaite entre les griefs figurant dans la mise en demeure et ceux contenus dans l’assignation. Elle a ajouté que l’assignation judiciaire doit être cohérente avec la mise en demeure initiale, en ciblant les mêmes catégories de risques et d’obligations. Elle a précisé que la mise en demeure n’a pas à être renouvelée en cas de mise à jour du plan de vigilance de l’entreprise, ce dernier étant par nature évolutif. La cour a ensuite estimé que la mise en demeure doit clairement identifier les manquements reprochés mais que la loi n’impose pas de phase de dialogue entre les parties avant la saisine du juge. Enfin, la cour a retenu le cumul des fondements permettant ainsi d’invoquer d’autres fondements en sus du devoir de vigilance. Les juges ont ainsi posé des jalons importants pour l’avenir des litiges en matière de responsabilité sociétale et environnementale mais ont surtout facilité les conditions d’accès et de mise en œuvre des litiges en matière de devoir de vigilance.

Un devoir de vigilance à l’échelle de la France et de l’Europe

Adoptée en 2017, la loi française sur le devoir de vigilance [6]impose aux grandes entreprises de concevoir et de mettre en œuvre un plan structuré autour de cinq volets. Ces obligations s’étendent à leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs, dans le but de prévenir les atteintes graves aux droits humains, à l’environnement, ainsi qu’à la santé et à la sécurité. La cartographie des risques constitue le socle du plan de vigilance. Cette étape permet d’identifier et de hiérarchiser les risques sociaux, environnementaux et sociétaux liés à l’activité de l’entreprise et à sa chaîne de valeur. La cartographie doit être précise, exhaustive, et tenir compte des spécificités sectorielles et géographiques. Les autres volets incluent des procédures d’évaluation régulière de la situation de ses filiales, sous-traitants et fournisseurs, des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves, la mise en place d’un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements et enfin un dispositif de suivi rigoureux des mesures prises et d’évaluation de leur efficacité. Ces exigences, loin de se limiter à des déclarations d’intention, nécessitent des actions concrètes et mesurables. La mise en œuvre d’un plan de vigilance efficace dépasse le cadre de la simple conformité légale. Il s’agit d’une démarche proactive visant à intégrer la durabilité comme pilier de la stratégie d’entreprise. Cela passe par une collaboration avec les parties prenantes, des mesures concrètes d’atténuation adaptées à la complexité des chaînes de valeur, et des mécanismes d’alerte robustes. Les entreprises doivent également anticiper les éventuelles mises en demeure et y répondre de manière constructive, en adaptant leur plan de vigilance si nécessaire. Une gestion rigoureuse de ces enjeux peut renforcer la compétitivité, fidéliser les parties prenantes et réduire les risques réputationnels.

Au-delà de la loi française, l’Union européenne a, après un feuilleton à multiples rebondissements, finalement adopté sa directive en juillet 2024, puisque la proposition de directive avait été présentée en février 2022 par la Commission européenne et a fait l’objet de longues et nombreuses discussions et modifications en raison des contraintes qu’elle va faire peser sur les sociétés européennes. La directive [7] s’appliquera progressivement à partir de 2027 aux entreprises en fonction du nombre de salariés et de leur chiffre d’affaires.

Si certaines obligations sont proches voire identiques à celles du droit français, la directive européenne comporte certaines spécificités à savoir :

  • l’élaboration d’un plan de transition climatique afin de s’assurer de la compatibilité du modèle commercial de l’entreprise et de sa stratégie pour la transition vers une économie durable, la limitation du réchauffement climatique à 1,5 °C et l’objectif de neutralité climatique d’ici à 2050 ;
  • la création d’une autorité de contrôle dans chaque état membre afin de surveiller le respect des obligations, mener des enquêtes et infliger aux entreprises des amendes pouvant aller jusqu’à 5% de leur chiffre d’affaires mondial.

Même si plusieurs points restent encore à préciser, la directive CS3D aura un champ d’application bien plus large que le devoir de vigilance, tel qu’il existe actuellement en droit français, et concernera un plus grand nombre de sociétés ainsi que les sociétés non-européennes.

 

  • Ces évolutions marquent indéniablement un tournant. Les entreprises qui considèrent encore la durabilité comme une contrainte à laquelle il convient de tenter d’échapper, risquent de subir des pressions accrues de la part des régulateurs, des investisseurs et des consommateurs. À l’inverse, celles qui intègrent ces enjeux dans leur stratégie globale y verront un levier de transformation et d’innovation permettant un modèle d’affaires s’inscrivant dans le temps.

[1] Dir. (UE) 2022/2464, 14 déc. 2022 : JOUE 16 déc.

[2] Dir (UE) 2024/1760, 13 juin 2024 : JOUE L, 05 juill.

[3] L. n° 2017-399, 27 mars 2017 : JO 28 mars

[4] TJ Paris, 5 déc. 2023, n° 21/15827

[5] CA Paris, 18 juin 2024, n° 23/14348 ; CA Paris, 18 juin 2024, n° 21/22319 ; CA Paris, 18 juin 2024, n° 23/10583

[6] L. n° 2017-399, 27 mars 2017, op. cit.

[7] Dir (UE) 2024/1760, op. cit.

Auteur

Muriel
Guillin-Modaine
Avocate - Associée
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