Déchéance de marques : l’appréciation des preuves d’usage par l’INPI

01/04/22
Déchéance de marques : l’appréciation des preuves d’usage par l’INPI

Déchéance de marques

Le 1er avril 2022 marque le deuxième anniversaire de l’entrée en vigueur des nouvelles procédures contentieuses devant l’INPI en droit des marques : actions en nullité, actions en déchéance, oppositions ouvertes à de nouveaux types de droits antérieurs… C’est l’occasion de consacrer plusieurs articles à un bilan des questions nées du transfert d’une partie du contentieux français en droit des marques vers l’INPI.

S’agissant en particulier des actions en déchéance pour défaut d’usage sérieux, avec la mise en place d’une procédure administrative normée et strictement encadrée, la France a mis en place un outil simple et efficace pour obtenir la suppression du registre des marques anciennes qui ne sont pas ou plus exploitées sérieusement.

Une méthode d’appréciation claire

En droit français comme en droit de l’Union, « le titulaire d’une marque qui, sans justes motifs, n’en a pas fait un usage sérieux, pour tous les produits ou services pour lesquels la marque est enregistrée, pendant une période ininterrompue de 5 ans » peut en effet voir sa marque déchue, annulée pour défaut d’usage sérieux (art. L. 714-5 du code de la propriété intellectuelle).

L’Institut National de la Propriété Intellectuelle (INPI) semble avoir adopté une méthode d’analyse des preuves d’usage particulièrement structurée qui transparaît directement dans la trame de ses décisions et s’inspire de la méthodologie mise en place par l’office de l’Union européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO) il y a déjà plusieurs années.

Comme les juridictions françaises avant lui, l’INPI apprécie le caractère sérieux de cet usage sur la base des principes posés par la jurisprudence européenne[1] et son appréciation apparaît globalement similaire à celle des juridictions françaises et de l’EUIPO.

Des critères issus de la jurisprudence européenne

Outre la période pertinente (de 5 ans précédant l’introduction de l’action) et le lieu de l’usage (en France), l’INPI examine méthodiquement la nature et l’importance de l’usage (2.1) et l’application de cet usage aux produits et services couverts par la marque contestée (2.2).

  • La nature et l’importance de l’usage

A cet égard, l’INPI vérifie notamment que la marque est exploitée telle qu’elle a été enregistrée ou, à tout le moins, sous une forme modifiée n’en altérant pas le caractère distinctif et se démarque sur ce point de l’exigence de certaines juridictions françaises[2] en adoptant une approche plutôt favorable aux titulaires de marques.[3]

Ainsi, dans la lignée de la jurisprudence de l’EUIPO, l’Institut a notamment confirmé que la suppression ou l’ajout d’un terme descriptif ne portait pas atteinte à la fonction d’identification du signe et ce même si ces suppressions/ajouts se combinent avec des variations graphiques par rapport à la marque enregistrée.

Sur cette base, l’INPI a par exemple validé l’usage des signes , ou pour maintenir la marque [4] ou encore celui des signes ou pour maintenir la marque [5]. L’INPI est même allé jusqu’à considérer que les formes modifiées et constituent des exploitations valables de la marque RUNGIS dans la mesure où l’élément RUNGIS PHARMA (dont la marque RUNGIS est l’élément dominant) est séparé des autres éléments et, dès lors, « peut apparaître au consommateur comme étant la marque de la gamme utilisée simultanément avec la marque de l’entreprise de rattachement ‘cloud santé’ »[6].

Naturellement, l’INPI réaffirme également qu’il n’est pas nécessaire que l’usage de la marque soit quantitativement important pour être qualifié de sérieux. Toutefois, il reste que les preuves produites doivent être appréciées globalement et fournir ensemble suffisamment d’indications concernant le volume commercial, la portée territoriale, la durée, la fréquence et la nature de l’usage[7] et que ces éléments doivent s’apprécier au regard des caractéristiques du marché des produits et services concernés. D’ailleurs, plus le volume commercial de l’exploitation de la marque est limité, plus il sera nécessaire d’apporter des indications supplémentaires permettant de dissiper tout doute quant au caractère sérieux de l’usage de la marque concernée.[8]

  • L’usage en relation avec les produits et services couverts

La preuve de l’usage sérieux doit par ailleurs porter sur chacun des produits et services visés par la demande en déchéance, ce qui conduit l’INPI à prononcer très régulièrement la déchéance partielle de la marque contestée.

Reste la question de l’usage d’une marque uniquement en relation avec une sous-catégorie homogène des produits ou services couverts. Concrètement, une marque enregistrée pour des vêtements (catégorie large) mais exploitée uniquement en relation avec des t-shirts (sous-catégorie homogène) sera-t-elle maintenue pour les vêtements ou uniquement pour les t-shirts ?

En pareil cas, les juridictions françaises n’ont que peu souvent accepté de restreindre le libellé de la marque dont la déchéance était demandée à la seule sous-catégorie de produits et services exploités préférant maintenir le libellé large, du moins jusqu’à récemment.[9] Au contraire, les instances européennes estiment de longue date que « la preuve de l’usage sérieux de la marque pour une partie de ces produits et services n’emporte protection (…) que pour la ou les sous-catégories dont relèvent les produits et services pour lesquels la marque a été effectivement utilisée. »[10] Dans notre exemple, l’EUIPO restreindrait volontiers l’enregistrement de la marque aux seuls t-shirts, annulant la marque pour toutes les autres sous-catégories de vêtements.

L’INPI semble a priori reprendre à son compte cette jurisprudence européenne et, dans une décision plutôt sévère, est déjà allé jusqu’à restreindre la catégorie large de « produits de parfumerie » aux seuls « produits de parfumerie employés dans les appareils ou lampes destinés à la désinfection, à l’assainissement et à la purification de l’atmosphère ainsi qu’à l’absorption des odeurs et des fumées, notamment celles du tabac. »[11]

Un formalisme inspiré du judiciaire

Dans la mesure où un dossier d’usage contient exclusivement des éléments fournis par le titulaire de la marque lui-même, l’INPI a repris à son compte, et impose donc aux parties, le formalisme des procédures judiciaires françaises (tel que prescrit par l’article 56 du code de procédure civile) et des procédures administratives devant l’EUIPO (en application de l’article 55 du règlement délégué sur la marque de l’Union européenne).

Ainsi, la décision du directeur général de l’INPI n° 2020-35 précise notamment que les parties doivent numéroter et lister leurs pièces dans un bordereau et mettre en relation ces pièces et leur argumentation. Le non-respect de ce formalisme peut conduire à l’irrecevabilité des pièces, voire à la déchéance de la marque (en l’absence de preuves recevables). Ainsi, l’INPI n’a pas hésité à prononcer la déchéance de la marque GALLUP malgré un dossier de preuves d’usage d’environ 8000 pages, écartant bon nombre d’entre elles afin notamment d’ « assurer la bonne administration de la procédure tant pour les parties que pour l’Institut. »[12]

 

* * *

L’objectif assumé de la nouvelle procédure en déchéance française est naturellement d’ « apurer le registre national des marques en renforçant les exigences d’usage des marques enregistrées et en facilitant la libération des marques non exploitées pour permettre à d’autres acteurs de les utiliser. »[13]

Cet objectif semble pleinement atteint. En effet, alors que le nombre d’actions judiciaires en déchéance devant les tribunaux français restait relativement limité[14], en seulement 2 ans, l’INPI a déjà été saisi de près de 340 demandes en déchéance pour défaut d’exploitation. Il ressort en particulier des statistiques rendues publics par l’INPI en février 2022[15] que, parmi les 400 décisions rendues dans le cadre d’action en déchéance et en nullité :

  • Près de 50% concernait des actions en déchéance,
  • La déchéance a été rejetée dans seulement 1% des cas,
  • La marque contestée a été partiellement déchue dans 13% des cas et
  • La marque contestée a été totalement déchue dans 34% des cas (parmi lesquels beaucoup en l’absence de la moindre preuve d’usage).

Il y a là matière à attirer l’attention des titulaires de marques qui ne voudraient pas perdre leurs droits et les inciter à conserver soigneusement et méthodiquement les preuves d’usage de leurs marques les plus stratégiques…

 

Sur le même sujet, replongez dans le « tips IP » de Francine Le Péchon-joubert et Rozenn Carrio : « De l’importance de mettre à jour ses coordonnées dans le registre français des marques »

Retrouvez également ici le premier article de la série par Grégoire Froussart sur « Comment l’INPI et les juridictions judiciaires se répartissent le contentieux de la nullité et de la déchéance de marque ?«

 

 

[1] Ces critères résultent notamment de l’Arrêt Ansul (CJUE, 11/03/2003, C-40/01).
[2] V. par exemple CA Paris, 19/06/2020, RG 18/14709 qui a prononcé la déchéance de la marque CORA HARMONY en présence de preuves d’usage de la marque CORA.
[3] V. par exemple INPI, 07/01/2022, DC21-0005.
[4] INPI, 01/12/2021, DC20-0096.
[5] INPI, 17/12/2021, DC21-0031.
[6] INPI, 03/11/2021, DC20-0143.
[7] V. notamment INPI, 09/04/2021, DC20-0029.
[8] V. notamment INPI, 28/07/2021, DC20-0042, 0043 et 0044 et TUE, 08/07/2004, T-334/01.
[9] V. par exemple TJ Paris, 16/04/2021, RG 19/05044.
[10] TUE, 14/07/2005, T-126/03, « ALADIN » ; v. aussi CJUE, 22/10/2020, C-720-18 et 721-18.
[11] INPI, 07/01/2022, DC21-0005, 0006, 0007, 0009 et 0010.
[12] INPI, 01/10/2021, DC20-0085.
[13] Rapport au Président de la République relative à l’ordonnance 2019-1169 du 13 novembre 2019 relative aux marques de produits ou de services, https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000039373262/.
[14] Souvent la déchéance d’une marque était plutôt demandée à titre reconventionnel en réponse à une action en contrefaçon notamment.
[15] Comité de suivi PI Marques – Dessins et modèles, INPI Professionnels de la PI, 4 février 2022, http://tswt.mjt.lu/lnk/AUgAAE9FXQ0AAcvxxNoAAGbfXOwAAAAAprQAJOePAAY4owBiJ1sQR3VRTVB1T6qxX9wVgyzLCgAF9Jg/2/-uQHi4bX2kMVmaS_dc-itA/aHR0cHM6Ly9hcHJhbS5jb20vd3AtY29udGVudC91cGxvYWRzLzIwMjIvMDMvMjAyMi0wMi0wNC1Db21pdMOpLWRlLXN1aXZpLVBJLU1hcnF1ZXMtU3VwcG9ydC5wZGY
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