Le market access des médicaments devant le Conseil d’Etat en 2020

05/01/21
Le market access des médicaments devant le Conseil d’Etat en 2020

L’activité des juridictions administratives en 2020 a été largement consacrée au contrôle de l’action du Gouvernement dans le cadre de la crise du COVID 19. Néanmoins, la haute juridiction administrative a rendu plusieurs décisions en matière de market access des médicaments dont les plus significatives sont présentées ci-après.

 

I. L’effet utile du règlement européen sur les médicaments orphelins ne doit pas être remis en cause par des décisions des autorités nationales privant le laboratoire des bénéfices de l’exclusivité commerciale

 

Par un arrêt du 5 février 2020 (req n° 425578), le Conseil d’Etat saisi d’un recours en annulation de la société Orphan Europe, a annulé la première décision de tarif unifié adoptée par le CEPS sur le fondement de l’effet utile du règlement européen n° 141/2000 relatif aux médicaments orphelins.

 

Le médicament Carbaglu, réservé à l’usage hospitalier, disposait d’une exclusivité commerciale sur le fondement de ce règlement pour ses quatre indications. L’exclusivité commerciale sur la première de ces indications ayant expiré, un générique a obtenu une AMM et a été commercialisé. Les trois autres indications restaient donc couvertes par l’exclusivité commerciale.

 

Le CEPS a adopté le 31 octobre 2018 une décision de tarif unifié s’appliquant au groupe générique « acide carglumique », comprenant Carbaglu et le générique.

 

Le tarif unifié permet au CEPS de fixer un tarif unique de remboursement, sans préjudice du prix fixé (liste en sus/rétrocession) pour les médicaments concernés. Toutefois, ce mécanisme contraint largement dans la pratique les entreprises concernées à aligner leurs prix sur celui du tarif unifié, sauf à risquer de ne pas être retenues dans le cadre d’appels d’offres hospitaliers.

 

En l’espèce le CEPS avait appliqué le tarif unifié à l’ensemble des indications de Carbaglu, c’est-à-dire à celle qui avait été génériquée, mais également aux trois autres indications étant toujours sous exclusivité commerciale en application du règlement européen.

 

Le Conseil d’Etat a considéré que les autorités ne doivent pas priver une entreprise des bénéfices attendus d’une exclusivité commerciale : « Pour garantir l’effet utile de ces dispositions, les autorités nationales doivent s’abstenir de toute mesure qui favoriserait des prescriptions hors indications d’un médicament pour des indications thérapeutiques couvertes par l’exclusivité commerciale dont bénéficie un autre médicament à ce titre. En outre, si les autorités nationales sont compétentes pour fixer les prix et décider du remboursement des médicaments, quelle que soit la procédure selon laquelle leur mise sur le marché a été autorisée, elles doivent, dans l’exercice de cette compétence, s’abstenir de mesures qui, en assimilant un médicament bénéficiant d’une exclusivité commerciale pour une ou plusieurs de ses indications à un médicament similaire qui n’est pas autorisé dans les mêmes indications, priverait le premier médicament des bénéfices attendus de cette exclusivité, dont l’objet était d’inciter à sa commercialisation en dépit du montant de l’investissement nécessaire ».

Le Conseil d’Etat a estimé que la mesure de tarif unifié avait fait obstacle à ce que la société commercialisant Carbaglu « (…) puisse tirer de l’exclusivité commerciale qui lui est reconnue pour ses trois nouvelles indications les bénéfices attendus, destinés à rémunérer l’investissement consenti, conformément à l’objectif poursuivi par le règlement (CE) n° 141/2000. »

Cet intéressant arrêt de principe sanctionne donc une mesure de prix sur le fondement de la méconnaissance de l’effet utile d’un règlement européen, et pourrait être potentiellement transposable à d’autres types de décisions.

 

II. Les restrictions de prescription apportées après avis de la Commission de transparence doivent toujours être motivées en application de la directive « Transparence »

 

Dans un arrêt du 2 février 2020 (req n°431889), le Conseil d’Etat, conformément à sa jurisprudence antérieure, a annulé pour défaut de motivation un arrêté d’inscription subordonnant la prise en charge de la spécialité Trydonis commercialisée par les laboratoires Chiesi, à une prescription initiale par des médecins pneumologues.

 

Le Conseil d’Etat rappelle une nouvelle fois que les décisions qui restreignent la prise en charge d’un médicament en fonction de conditions relatives à la qualification des prescripteurs, doivent être motivées en application de la directive 89/105/CEE.

 

Il s’appuie pour cela sur les arrêts C-271/14 et C-273/14 rendus par la Cour de Justice de l’Union européenne le 16 avril 2015 : La Cour avait retenu qu’il était nécessaire de « permettre aux intéressés de s’assurer que l’inscription administrative de médicaments répond à des critères objectifs et qu’aucune discrimination n’est opérée entre les médicaments nationaux et ceux provenant d’autres Etats membres »,et que l’obligation de motivation prévue par la directive était applicable à une décision qui, bien que n’ayant pas pour effet d’exclure un médicament de la prise en charge par l’assurance maladie, restreint toutefois les conditions de son remboursement. Le Conseil d’Etat précise ainsi qu’« il en va nécessairement de même (…) d’une décision ayant pour effet de subordonner à des conditions restrictives la prise en charge d’un médicament par l’assurance maladie, cette interprétation s’imposant avant une évidence telle qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable, conformément aux principes dégagés par la Cour de justice des Communautés européennes (…) ».

 

La Haute juridiction a en conséquence annulé deux arrêtés d’inscription sur les listes des spécialités pharmaceutiques remboursables et spécialités agrées à l’usage des collectivités fondés sur un avis de la Commission de transparence qui « n’indique pas les motifs pour lesquels la commission recommande que la prise en charge soit subordonnée à cette condition ».

III. Les avis de la Commission de transparence ne font toujours pas grief

 

La société Octapharma avait introduit un recours pour excès de pouvoir à l’encontre d’un avis de la Commission de transparence de la HAS en tant qu’il se prononce sur la place de sa spécialité Eqwilate dans la stratégie thérapeutique et contre le refus opposé par le Ministre de supprimer certaines mentions de l’avis litigieux.

 

Dans cette décision du 29 juillet 2020 (req n°439627), le Conseil d’Etat rappelle que les avis rendus par la Commission de transparence sont des éléments de la procédure d’élaboration des décisions d’inscription des médicaments et que leur bien-fondé ne peut être discuté qu’à l’occasion d’un recours pour excès de pouvoir contre les décisions prises sur leur fondement.

 

Il en tire comme conséquence que ces avis sont insusceptibles de recours et que : « Compte tenu de leur caractère d’actes préparatoires, la société Octapharma France ne saurait utilement se prévaloir des effets que ces avis sont susceptibles de produire. ». Il relève également que les mentions subsistant après une première correction effectuée par la HAS ne pouvaient être considérées comme relevant des stratégies thérapeutiques que la publicité doit respecter en application du CSP.

 

En conséquence, le Conseil d’Etat rejette le recours pour irrecevabilité.

 

Cette décision est conforme la jurisprudence constante du Conseil d’Etat depuis 20 ans, selon laquelle les avis de la Commission de transparence sont en tant que tels des actes préparatoires et ne font donc pas grief et applique également ce principe aux effets de ces avis.

IV. Rejet d’une demande de QPC sur le régime économique des ATU

 

La société Eusa Pharma avait introduit un recours pour excès de pouvoir contre la décision du CEPS fixant, en application de l’article L.162-16-5-1 du CSS le prix de référence de sa spécialité Qarziba faisant l’objet d’une ATU, et mettant à sa charge des remises d’un montant de 1.346.305 euros et 1.594.854 euros au titre des années 2017 et 2018. Le laboratoire avait demandé le renvoi d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) au Conseil Constitutionnel à l’occasion de son recours.

 

Le Conseil d’Etat, par une décision du 14 octobre 2020 (req n°436534), a refusé de renvoyer la QPC pour les motifs suivants :

  • La circonstance que le prix de référence, nécessaire à la détermination de la remise sur la spécialité sous ATU, soit fixé de manière unilatérale et non conventionnelle ne porte pas atteinte à la liberté contractuelle ;
  • Il est à tout moment « loisible » au législateur de modifier des dispositions antérieures. Ces modifications ne doivent toutefois pas, sans motif d’intérêt général important, porter atteinte à des situations légalement acquises ou remettre en cause des situations nées sous l’empire de textes antérieurs. Le laboratoire n’a cependant invoqué aucune situation née sous l’empire de textes antérieurs. Le Conseil d’Etat rappelle également que l’AMM est autonome de l’ATU, « (…) laquelle est uniquement prévue à titre exceptionnel et les laboratoires sont ainsi libres de s’engager dans cette procédure en en connaissant les contraintes».
  • En ce qui concerne l’égalité devant les charges publiques : il n’est pas interdit de faire supporter à certaines catégories de personnes, pour des motifs d’intérêt général, des charges particulières. Les dispositions du CSS visent à concilier l’objectif de financement rapide des médicaments les plus innovants avec la détermination d’un juste niveau de prise en charge des dépenses par l’assurance maladie. En conséquence, le législateur n’a pas méconnu sa compétence en prévoyant que le CEPS peut retenir un prix de référence en fonction de critères prévus par le CSS. Par ailleurs, si les laboratoires pourraient être contraints de reverser des sommes sur lesquelles ils ont déjà acquitté des impositions, les dispositions du CSS critiquées sont en tout état de cause sans incidence sur le régime fiscal des reversements.

V. La confirmation du déremboursement de l’homéopathie

 

Dans un arrêt du 18 décembre 2020 (req n°435407), le Conseil d’Etat a rejeté les recours des laboratoires Boiron et Rocal contre les décrets et arrêtés de déremboursement des médicaments homéopathiques et des préparations homéopathiques.

 

En ce qui concerne les moyens relatifs à la légalité externe des textes relatifs au déremboursement des spécialités homéopathiques :

  • Les critères de déremboursement, fondés sur les articles R. 163-14-4 et 5 du CSS adoptés dans le cadre d’un décret du 15 mars 2019 sont antérieurs à l’arrêté du 4 octobre 2019, de telle sorte qu’il ne peut pas être soutenu que l’arrêté n’aurait pas été motivé au regard de critères préalablement publiés. Le fait que la procédure d’évaluation ait débuté avant la publication des critères est sans incidences à cet égard …
  • La procédure de réévaluation a débuté par l’envoi par la HAS d’un courrier aux entreprises concernées en novembre 2018 et ces dernières n’ont pas été re-sollicitées par la HAS à la suite de la publication du décret. Cependant, pour le Conseil d’Etat, aucun nouveau critère d’évaluation n’a été ajouté par le décret par rapport à ceux mentionnés dans le courrier de la HAS et « il ne ressort pas des pièces du dossier que les sociétés requérantes auraient été empêchées de communiquer à la commission de transparence des documents utiles à l’évaluation de leurs spécialités, faut de mesurer l’utilité de certains éléments ». Le Conseil d’Etat relève également que la procédure préalable mise en place par la HAS est une simple faculté, distincte de la procédure contradictoire obligatoire, qui a été conduite par la HAS entre les mois de mai et juin 2019 et qu’en conséquence les droits de la défense n’ont pas été méconnus.
  • Il ne ressort pas des pièces du dossier que la Commission de transparence n’aurait pas été en mesure de remplir sa mission consultative faute de disposer d’un délai suffisant. La Commission a procédé à un travail de recherche bibliographique important et a sollicité l’avis des principaux acteurs concernés, dont les entreprises commercialisant ces spécialités.

En ce qui concerne l’exception d’illégalité des articles du décret relatifs aux critères de déremboursement : même si le CSP prévoit que l’enregistrement des spécialités homéopathiques est réalisé au regard de l’innocuité et sans exiger que l’effet thérapeutique soit démontré, il n’en résulte pas que le pouvoir règlementaire devrait déterminer, pour les besoins de la prise en charge, des critères différents de ceux applicables aux autres spécialités

 

En ce qui concerne les moyens de légalité interne :

  • L’application par la Commission de la méthodologie habituellement retenue pour les autres spécialités ne constitue pas une erreur de droit, dans la mesure où il ne ressort pas des pièces du dossier que les médicaments homéopathiques ne pourraient pas faire l’objet d’études permettant de les comparer à un placebo ou à un autre médicament ;
  • Pour estimer que l’efficacité n’était pas démontrée, la Commission pouvait refuser de prendre en compte des études antérieures au 1er janvier 2000, par ailleurs incluses dans les méta-analyses sur lesquelles elle s’est fondée. De plus, ces études ne permettaient pas de conclure avec un niveau de preuve suffisant l’efficacité du traitement homéopathique administré.
  • En ce qui concerne l’intérêt pour la santé publique des médicaments homéopathiques, l’étude EPI 3 conduite entre mars 2007 et juillet 2008 sur 8500 patients suivis par 825 médecins généralistes ne permettait pas de tirer des conclusions quant à l’impact des médicaments homéopathiques sur la consommation d’autres médicaments, compte tenu notamment de sa méthodologie.
  • Il n’est pas établi que la radiation des spécialités homéopathiques conduirait à une augmentation des dépenses d’assurance maladie.

Le Conseil d’Etat conclu donc en conséquence que le bienfondé de la prise en charge des médicaments homéopathiques n’était pas établi : « Au vu de l’ensemble de ces éléments ainsi que de l’absence de données trouvées dans la littérature pour les autres affections ou symptômes pour lesquels l’homéopathie est utilisée en pratique courante, les ministres chargés de la santé et de la sécurité sociale ont pu, sans commettre d’erreur manifeste d’appréciation, estimer que les médicaments homéopathiques ne démontraient pas leur efficacité non plus que leur intérêt pour la santé publique, de sorte que, malgré leur très bonne tolérance et leur profil de sécurité, le bien-fondé de leur prise en charge n’était pas établi. »

 

En ce qui concerne les préparations homéopathiques, le fait que l’avis préalable de Commission de transparence, (qui ne s’appliquait pas à ces préparations), ait été visé par le décret de déremboursement ne l’entache pas pour autant d’irrégularité. De même, la divulgation des projets d’avis de la Commission « pour regrettable qu’elle soit », est sans incidence sur la régularité de cet avis, de même que le motif tiré de l’intense campagne de dénigrement médiatique pendant la procédure d’évaluation, les précisions permettant d’en apprécier le bien-fondé n’ayant pas été apportées.

 

Par ailleurs, le pouvoir réglementaire n’ayant pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en estimant que les spécialités homéopathiques n’apportaient pas la preuve de leur efficacité et de leur intérêt de santé publique, en l’absence d’éléments spécifiques relatifs aux préparations homéopathiques distincts de ceux relatifs aux médicaments homéopathiques, leur exclusion de la prise en charge ne constitue pas non plus une erreur manifeste d’appréciation.

 

VI. Les décisions d’inscription au répertoire des génériques ou d’inscription au remboursement ne peuvent pas être contestées sur le fondement de l’identification du générique qui a lieu dans le cadre de l’AMM.

 

La société Effik avait contesté par plusieurs requêtes jointes par le Conseil d’Etat, les arrêtés d’inscription d’un générique de sa spécialité Lomexin, la convention passée avec le CEPS par l’exploitant du générique et la décision de l’ANSM portant création d’un groupe générique. Les AMM génériques avaient été délivrées dans le cadre de la procédure décentralisée et en constituant le dossier dans les conditions de la procédure allégée hybride.

 

Le Conseil d’Etat, sans surprise, dans un arrêt du 30 décembre 2020 (req n° 433145), a considéré que l’identification de la spécialité comme générique résulte de la décision d’AMM celle-ci étant subordonnée à la vérification qu’elle remplit les conditions pour être identifiée comme générique. La décision d’AMM résulte d’une procédure distincte de celle de l’inscription de la spécialité au répertoire, qui n’en est que la suite directe : « Dans ces conditions, lorsque la décision délivrant l’autorisation de mise sur le marché est devenue définitive, ne peuvent plus être invoqués des moyens mettant en cause l’illégalité de cette décision, tels que ceux tirés de ce que les conditions posées à cette identification ne seraient pas satisfaites, à l’appui d’une contestation de la légalité de la décision modifiant le répertoire des génériques pour créer un groupe générique comportant ce médicament ou l’y inscrire, pas davantage qu’à l’appui d’une décision admettant ce médicament au remboursement ou fixant le prix en conséquence ».

 

Dès lors qu’une spécialité est identifiée comme générique par son AMM, la décision de l’ANSM de créer/modifier un groupe générique et de l’inscrire au répertoire en est donc la conséquence automatique. Si une entreprise souhaite contester la qualification de générique d’un médicament, elle doit donc introduire un recours contre l’AMM et non contre la décision d’inscription au répertoire. A noter à titre contextuel sur ce point qu’un jugement du Tribunal administratif de Montreuil (n°1809826) du 28 janvier 2020 a annulé, sur requête de la société Glaxosmithkline, des décisions de l’ANSM identifiant plusieurs spécialités comme des génériques alors qu’elles avaient désignées comme hybrides dans le cadre de procédure décentralisée dont elles avaient fait l’objet au préalable.

 

De la même manière, les décisions de prix/d’inscription au remboursement des génériques ne peuvent pas non plus être contestées sur le motif que les conditions posées à l’identification du générique en tant que tel ne seraient pas satisfaites.

 

Enfin, il convient de rappeler que dans son rapport d’activité pour 2019, publié en Septembre 2020, le CEPS fait état de plusieurs nouvelles requêtes en cours, déposées en 2019 et 2020 dont neuf d’entre elles concernent des médicaments (remises « L », avoirs sur remises, remises ATU et tarifs) et un les dispositifs médicaux. A suivre donc.

 

Pour aller plus loin