Arbitrage & compliance – La Cour d’appel de Paris annule une sentence arbitrale donnant effet à un pacte de corruption

30/12/20
Arbitrage & compliance – La Cour d’appel de Paris annule une sentence arbitrale donnant effet à un pacte de corruption

Dans un arrêt récent du 17 novembre 2020, la Cour d’appel de Paris a annulé une sentence arbitrale CCI donnant effet à un accord transactionnel conclu au cours de la procédure arbitrale au motif que l’accord transactionnel avait été obtenu par corruption d’agents publics.

(CA Paris, 17/11/2020, Libye c. SORELEC, n° 18/02568)

Points clés :

  • La Cour d’appel de Paris confirme l’utilisation du « faisceau d’indices graves, précis et concordants» pour déterminer si le contrat concerné est entaché de corruption ;
  • Se fondant sur le « consensus international» découlant notamment de la Convention des Nations Unies de 2003 et la Convention de l’OCDE de 1997 sur la lutte contre la corruption d’agents publics, la Cour d’appel de Paris estime que « [l]a prohibition de la corruption d’agents publics est au nombre des principes dont l’ordre juridique français ne saurait souffrir la violation même dans un contexte international. Elle relève en conséquence de l’ordre public international » ;
  • Le fait qu’une partie n’ait pas soulevé la question de la corruption au cours de l’arbitrage est sans importance puisque « [l]e respect de la conception française de l’ordre public international implique que le juge étatique chargé du contrôle puisse apprécier le moyen tiré de la contrariété à l’ordre public international alors même qu’il n’a pas été invoqué devant les arbitres et que ceux-ci ne l’ont pas mis dans le débat».

 

En 1979, la société française SORELEC a conclu un contrat avec le Ministère libyen de l’éducation en vue de construire des écoles, des unités de logements et des bâtiments annexes. A la suite de différends survenus dans l’exécution des contrats, les parties ont conclu un premier accord transactionnel en 2003.

 

La Libye n’ayant pas exécuté cet accord transactionnel, SORELEC a initié une procédure d’arbitrage CCI contre la Libye en 2013 sur la base du traité bilatéral d’investissement conclu entre la France et la Libye. SORELEC a sollicité du tribunal qu’il condamne la Libye à lui payer plus de 109 millions d’euros, outre les intérêts.

 

Au cours de la procédure arbitrale, les parties ont conclu un nouvel accord transactionnel (le « Protocole »), la Libye étant représentée à cet effet par le Ministère de la justice du gouvernement provisoire au pouvoir à l’époque.

 

Le 20 décembre 2017, le tribunal arbitral a rendu une sentence partielle aux termes de laquelle il a homologué le Protocole signé par les parties condamnant la Libye à payer à SORELEC 230 millions d’euros dans les 45 jours de la notification de la sentence, faute de quoi le tribunal arbitral rendrait une sentence finale condamnant la défenderesse à payer la somme de 452.042.452,85 euros.

 

Le 26 janvier 2018, la Libye a formé un recours en annulation de la sentence partielle auprès de la Cour d’appel de Paris. La Libye faisait notamment valoir que la sentence serait contraire à l’ordre public international en vertu de l’article 1520, 5°, du Code de procédure civile au motif que le Protocole aurait été obtenu par la corruption d’agents publics libyens, comme en témoigneraient une série d’indices « graves, spécifiques et concordants » de corruption.

 

SORELEC contestait quant à elle la recevabilité des allégations de corruption au motif que celles-ci n’auraient pas été soulevées devant le tribunal arbitral. Sur le fond, SORELEC faisait valoir que les indices de corruption allégués ne permettraient pas d’établir que le Protocole aurait été obtenu par des procédés illicites.

 

En premier lieu, concernant la recevabilité des allégations de corruption soulevées pour la première fois par la Libye devant la Cour d’appel de Paris.

 

Se référant au « consensus international » découlant de la Convention des Nations Unies de 2003 et de la Convention de l’OCDE de 1997 sur la lutte contre la corruption d’agents publics, la Cour d’appel de Paris rappelle d’abord que la prohibition de la corruption d’agents publics figure au nombre des principes dont l’ordre juridique français ne saurait souffrir la violation même dans un contexte international[1]. En conséquence, la lutte contre la corruption relève de l’ordre public international.

 

Conformément à sa jurisprudence antérieure[2], la Cour d’appel de Paris rejette ensuite le moyen tiré de l’irrecevabilité des allégations de corruption. Selon la Cour, « [l]e respect de la conception française de l’ordre public international implique que le juge étatique chargé du contrôle puisse apprécier le moyen tiré de la contrariété à l’ordre public international alors même qu’il n’a pas été invoqué devant les arbitres et que ceux-ci ne l’ont pas mis dans le débat ».

 

En second lieu, concernant l‘existence d’actes de corruption qui auraient conduit à la signature du Protocole.

 

La Cour d’appel de Paris réitère la solution de l’arrêt Indagro[3] estimant qu’il lui appartient de « rechercher en droit et en fait tous les éléments permettant de se prononcer sur l’illicéité alléguée de cet accord et d’apprécier si la reconnaissance ou l’exécution de la sentence viole de manière manifeste, effective et concrète l’ordre public international ». La Cour rappelle en outre que l’examen de la conformité à l’ordre public international ne saurait méconnaitre le principe de non révision de la sentence sur le fond.

La Cour d’appel de Paris réaffirme également la pertinence de la méthode dite des « red flags », bien connue des professionnels de la compliance, et de l’utilisation des « indices graves, précis et concordants » pour établir la corruption d’agents publics.

 

Parmi les indicateurs de corruption mis en évidence par la Cour figurent :

  • Le climat de corruption élevé en Libye à l’époque, sur la base de rapports publiés par Transparency International[4] et le Libyan Audit Bureau (une autorité financière de contrôle des comptes publics en Libye) ;
  • Le contournement volontaire par le ministère de la justice libyen de la procédure légale requise par la réglementation libyenne avant la signature du Protocole ;
  • L’absence de toutes traces, que ce soit sous la forme d’échanges écrits ou de comptes rendus de réunions, prouvant que des négociations du Protocole ont effectivement eu lieu et ce, en dépit de l’importance du litige pour les finances publiques libyennes ;
  • Les termes et conditions du Protocole, extrêmement favorables à SORELEC puisque, en pratique, il est fait droit à toutes les demandes de SORELEC au mépris de la situation financière désastreuse de la Libye ; et
  • Le fait que, « au moment de sa signature, la procédure d’arbitrage était suffisamment avancée pour que cet accord ne lui permette pas [à l’Etat de Libye] de s’épargner la procédure arbitrale et les coûts afférents et qu’il n’ait guère à craindre, compte tenu de ces termes, une décision de la CCI qui lui aurait été plus désavantageuse ».

La solution retenue par la Cour d’appel de Paris dans cet arrêt est conforme à sa jurisprudence récente et confirme l’importance croissante de la compliance dans l’arbitrage, à l’instar des décisions République du Kirghizistan c. Belokon[5], MK Group c. Onyx[6], ou encore Alstom c. Alexander Brothers[7].

 

En outre, en affirmant qu’une sentence doit être annulée dès lors qu’il existe des « indices graves, précis et concordants » démontrant que la sentence donne effet à un pacte de corruption, critère déjà utilisé deux fois cette année dans les affaires Samwell International c. Airbus Helicopters[8] et Securiport c. Bénin[9], la Cour d’appel de Paris continue d’envoyer des messages forts au monde de l’arbitrage sur le caractère d’ordre public international de la compliance.

 

Dans l’ensemble, l’évolution de la jurisprudence de la Cour d’appel de Paris cette année semble plutôt logique et cohérente.

 

Dans l’affaire Samwell, un arbitre unique avait refusé de donner effet à un contrat après avoir identifié certains « red flags » issus de la pratique américaine en matière de compliance et ce, en dépit du fait que le contrat était régi par le droit français. En rejetant le recours en annulation à l’encontre de la sentence arbitrale, la Cour a donné aux tribunaux arbitraux la flexibilité nécessaire pour appliquer une méthodologie adaptée à chaque cas d’espèce. Après avoir relevé que le tribunal arbitral s’est en effet appuyé sur certains « red flags » qui n’avaient pas encore été utilisés dans la jurisprudence française, la Cour a considéré que le tribunal qui s’est placé dans la perspective du droit français n’a pas outrepassé sa mission. La Cour a ajouté que la liste des indices identifiés dans sa jurisprudence antérieure ne doit pas être considérée comme constituant une liste exhaustive du droit français. Cette solution apparait très raisonnable dans la mesure où les arbitres ne devraient pas être limités à une liste figée de « red flags » lorsqu’ils font usage de leurs pouvoirs d’investigation pour déceler la corruption.

 

Dans l’arrêt Securiport, expliquant son refus d’annuler la sentence arbitrale, la Cour a expressément souligné qu’elle n’a pas pour mission de réexaminer les indices de corruption identifiés par le tribunal arbitral, mais seulement de vérifier si ces indices sont suffisamment « graves, précis et concordants » pour refuser la reconnaissance de la sentence dans l’ordre juridique français. Ce faisant, la Cour a marqué les limites de son contrôle, en veillant à ce qu’il ne soit pas perçu comme une intrusion dans la pertinence de la motivation de la sentence.

 

Avec l’arrêt Libye c. SORELEC, la Cour consolide la construction de sa jurisprudence en précisant, en substance, qu’il n’est jamais trop tard pour soulever la question de la corruption puisque le fait que la corruption n’ait pas été soulevée ou débattue devant le tribunal arbitral ne peut avoir pour effet de permettre la reconnaissance d’une sentence qui violerait l’ordre public international. En d’autres termes, le moyen de défense tiré de la renonciation à se prévaloir de la corruption sera rejeté. Il s’agit d’une confirmation importante compte tenu de l’article 1466 du Code de procédure civile[10] qui dispose qu’une partie qui, en connaissance de cause et sans but légitime, n’invoque pas en temps utile une irrégularité devant le tribunal arbitral est réputée avoir renoncé à son droit de l’invoquer.

 

Une question que la Cour n’a pas abordée dans cet arrêt est celle de savoir si le tribunal arbitral a le pouvoir de soulever d’office une question de corruption au cours de la procédure arbitrale dans l’hypothèse où il aurait des raisons de croire qu’un contrat a été obtenu par des moyens illicites. En tout état de cause, le principe selon lequel les arbitres sont libres de soulever la question de la corruption s’ils soupçonnent des actes répréhensibles et peuvent utiliser leurs pouvoirs d’investigation pour demander toutes les clarifications nécessaires est parfaitement établi, à condition de respecter le principe du contradictoire et de donner aux parties l’opportunité d’être entendues[11]. De ce point de vue, il faut s’attendre à ce que la décision Libye c. SORELEC incite les tribunaux arbitraux à rester vigilants s’ils soupçonnent ou identifient des indices de corruption.

 

 

La décision de la Cour d’appel de Paris est disponible au lien suivant.

 

Vos principaux contacts en arbitrage international :

 

 

[1] Pour des décisions similaires, voir également CA Paris, 28 mai 2019, Alstom Transport SA c. Alexander Brothers Ltd, n° 16/11182 ; CA Paris, 27 octobre 2020, Securiport c. Bénin, n° 19/04177.
[2] CA Paris, 18 novembre 2004, Thalès Air Défense c. GIE Euromissile : Rev. Arb 2003, p. 751 (relative à des violations du droit de la concurrence) ; Cass. Civ. 1, 13 septembre 2017, Société Indagro c. Sté Ancienne Maison Marcel Bauche, n° 16-25.657, 16-26.445 (décision relative à des allégations de corruption en connexion avec une sentence rendue à Londres, et qui n’avait pas été contestée en Angleterre, sa reconnaissance étant demandée en France). Voir également, Ch. Séraglini & J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, LGDJ, Domat, 2nd ed., 2019 para. 1000.
[3] CA Paris, 27 septembre 2016, SA Ancienne Maison Marcel Bauche c. Indagro, n° 15/12614 ; voir également CA Paris, 10 avril 2018, Alstom Transport SA c. Alexander Brothers Ltd : Rev. arb. 2018, p. 574 ; CA Paris, 16 janvier 2018, Sté MK Group c. SARL Onix : Rev. arb. 2018, p. 401 ; Ch. Séraglini & J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, LGDJ, Domat, 2nd ed., 2019 para. 1000.
[4] La Cour fait référence au rapport publié par Transparency International en 2013 et dans lequel la Libye est placée à la 172e place sur 177 pour les pays les plus affectés par les problèmes de corruption.
[5] CA Paris, 21 février 2017, n° 15/01650.
[6] CA Paris 16 janvier 2018, n° 15/21703.
[7] CA Paris, 10 avril 2018, n° 16/11182.
[8] CA Paris, 15 septembre 2020, n° 19/09058.
[9] CA Paris, 27 octobre 2020, n° 19/04177.
[10] Applicable en matière d’arbitrage international en vertu de l’article 1506.3° du Code de procédure civile.
[11] E. Gaillard « La corruption saisie par les arbitres du commerce international » Revue de l’Arbitrage, 2003, p. 836.
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